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COMMENT ÉCOUTER ? [1/3]

Association Française des Thérapies Narratives

Une traversée du savoir avec l’écoute comme boussole

Clément CIMOLAÏ

Premier d’une série de 3 articles traitant de l’art de l’écoute en thérapie narrative

Lorsque je reçois des patients, j’accueille dans le même temps les histoires qu’ils racontent. À l’écoute de ces histoires, j’évolue dans des vallées escarpées, sur les crêtes vertigineuses d’une histoire unique, d’un territoire qui leur est propre. Rejoignant des villages, des familles, retrouvant ou quittant des amis, dans la douleur comme dans la joie, je m’engage à leurs côtés dans une véritable exploration narrative avec l’écoute comme boussole.  Comment l’utiliser ? Comment s’orienter ? Bref, comment écouter ?

ÉCOUTER OU SE PERDRE

Trop souvent, notre regard se restreint au connu et au conventionnel. On sait aller de la gare à son hôtel, de son travail à sa maison. On souhaite qu’il n’en soit pas trop éloigné. On étudie les plans de la ville, on repère les musées et les points touristiques recommandés. On aimerait flâner, se laisser aller, mais il est difficile de bifurquer du connu pour se laisser porter par, et vers l’inconnu. Or, pour découvrir, ne faut-il pas accepter se perdre ?

À trop se concentrer sur la route à suivre, on s’empêche de se perdre, on oublie le sens fondamental de l’écoute. Se perdre, c’est renoncer au savoir d’un itinéraire. Se perdre, c’est passer du connu et familier à l’inconnu, et malgré tout rester à l’écoute, dans un questionnement permanent face aux éléments que l’on rencontrent. « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve » écrit Hölderlin dans son poème Patmos (1967). L’incertitude de l’inconnu, ce danger qui touche particulièrement ceux qui, comme moi, se réfèrent à la singularité de chacun afin de fonder leur posture, est aussi à la source d’une force vive d’invention, de création, moteur de la pensée. Se perdre, c’est accorder toute notre attention aux paysages comme aux aspérités du sol dans lequel nous évoluons. Se perdre, c’est progresser les yeux ouverts, sensible aux différentes possibilités, aux points de bifurcations potentiels, aux exceptions de la nature et aux sons, d’habitude trop peu écoutés. Se perdre, c’est renoncer au savoir des cartes pour s’abandonner à la rencontre des paysages et s’imprégner de l’ambiance, des odeurs et des sonorités qui les entourent. Se perdre, c’est faire une place à l’imprévu, à l’inconnu. Et de l’inconnu, s’ouvre d’autres possibles.

Dès mes débuts de psychothérapeute j’ai dû me confronter à la réalité du terrain, désidéaliser le « savoir » et rencontrer la clinique. J’ai dû composer avec ma personnalité, mes capacités, mon « savoir-faire » et mon « savoir-être ». Confronté au « savoir » universitaire dont le mouvement va de l’universel vers le particulier, il m’a fallu apprendre à le mettre en dépôt. Nous ne savons rien sur celui qui s’adresse à nous. Il me fallait donc renoncer à cette posture de maîtrise par rapport au savoir. « Gardons-nous [donc] de comprendre trop vite » dirait Jacques Lacan.

Dans l’intimité de la rencontre clinique, écouter, c’est aussi accepter de se perdre. Accepter de ne pas savoir la direction, ni connaître le point d’arrivée, tout en restant attentif aux éléments racontés par le patient. Se perdre dans leurs narrations, c’est s’imprégner de leurs environnements, des discours qui les traversent ; « Il faut louer l’aptitude d’un tel orateur quand il a réussi et savoir gré de son zèle à nous communiquer ce qu’il sait, à nous faire goûter les raisons qui ont servi à le persuader lui-même »  (Plutarque, 1995, p.22) .

Sensible aux possibles, aux points de décalage, aux moments d’exception comme aux absents implicites, l’écoute permet de créer la surprise. C’est en ce sens qu’écouter revient, pour une part, à renoncer au savoir et s’abandonner à la rencontre des patients et de leurs histoires. Alors, ne sachant pas ce que l’on recherche, nous écoutons, non pas uniquement en tendant l’oreille, mais aussi en questionnant. Car « Rendus à nous-mêmes après avoir entendu quelqu’un discourir, reprenons quelques-unes des parties qui ne nous auront pas paru convenablement ou suffisamment traitées. Travaillons sur cet objet même, et mettons-nous résolument à compléter tels endroits, à rectifier tels autres, à donner à une pensée un tour nouveau, à recomposer par le menu, sur la base d’expressions différentes, un discours en son entier » (Plutarque, 1995, p.24-25)  

Multiples et différents sont justement les lieux où l’on peut prêter l’oreille aux narrations : lors d’une soirée entre amis, dans une salle d’enseignement, lors d’un entretien d’embauche ou au sein du cabinet d’un psychanalyste, d’un psychologue ou d’un thérapeute. La narration s’énonce par la parole, dans le langage, dans des lieux et des espaces différents. Mais raconter n’est pas simplement parler. La narration, telle que définie par Bourlot (2018), est « l’acte de raconter en tant que circuit, qui ne peut être clos sur un texte ou un sens figé». Le récit, tel que le définit le philosophe Paul Ricœur (1983, 1984, 1985) qui a consacré à ce thème une grande partie de son œuvre dans Temps et récit, est une suite de faits temporels que le sujet construit et met en intrigue dans un ordre chronologique et subjectif. 

Dans la clinique, au chevet du patient, s’énonce généralement de prime abord le récit en souffrance, l’histoire saturée par le problème. Il s’agit alors de faciliter la libération de l’histoires dominantes saturées en soutenant une « narration alternative » (White & Epston, 2003; Mori, 2018). Le soutien et la co-construction d’une « narration alternative », par notre désir d’entendre le patient raconter autrement, instaure une relation de collaboration. Le savoir du patient sur lui-même, soutenu par notre écoute qui construit des ponts, permet à ce dernier de construire une « histoire alternative » et de (re)devenir auteur/acteur – « narrActeur » (Mori, 2009) – de son histoire. En écoutant, nous nous autorisons à penser ce qui nous est adressé, ce qui est en train de se raconter. Nous nous autorisons à raconter à notre tour, en se gardant à tout prix de s’engager dans une construction « à la place de ». Les significations nous sont inconnues. C’est pourquoi nous nous autorisons à questionner de manière construite, afin de mettre en lumière les récits réduits au silence, l’absent implicite de la narration, les valeurs, les croyances et les rêves mis sur la touche.

UNE POSTURE NARRATIVE DE L’ÉCOUTE

Dans la pensée narrative, la réalité est construite socialement, dans le langage, et s’organise à travers la narration. La signification d’un mot se doit d’être négociée entre les personnes. Partant de ce constat, l’écoute silencieuse semble rencontrer une impasse. 

Nous fonctionnons dès lors en « non-expert », adoptant une position de non sachant. Le patient est le seul expert de lui-même, seul expert de son histoire, de ses histoires. Dans un positionnement également « dé-centré », nous plaçons le patient au centre de la conversation, lui laissant l’espace nécessaire à l’élaboration de sa narration. Détenteur d’un savoir sur lui-même, le patient est également détenteur des ressources nécessaires à la dissolution du problème. La posture qui s’invente dès lors nous pousse à poser de nombreuses questions.

En respectant la temporalité psychique, nous questionnons les narrations, car « Si […] l’orateur a échoué, on doit s’appliquer à rechercher avec soins les causes de sa chute » (Plutarque, 1995, p.23) . Le patient est alors invité à raconter, dans le passé, le présent et le futur. Bruner (2002) disait à ce propos que raconter « nous permet de construire une personnalité qui nous relie aux autres, de revenir de manière sélective sur notre passé, tout en nous préparant à affronter un futur que nous imaginons » (p. 77).

De nos échanges naissent des passages vers l’imprévu, conduisant à des bifurcations, à des décalages de raisonnement. Un travail de co-construction se créée dans les conversations thérapeutiques (Anderson & Goolishian, 1992). Nous co-contribuons, avec le patient, au changement, à la dissolution du problème, non à sa disparition. De cette co-construction d’histoires alternatives, naissent de nouveaux possibles. Entendons-nous, il n’est là pas question d’inventer de nouvelles histoires, ni de transformer ou d’embellir le passé, mais d’y apporter une signification nouvelle, un sens nouveau et une fonction nouvelle dans l’expérience présente, pour mieux se préparer à affronter un futur à venir.

« Le changement en thérapie narrative n’est rien d’autre que le changement de signification qui découle du dialogue, de la conversation entre le patient et le thérapeute » (Mori, 2018). 

L’écoute s’immisce dans la pratique thérapeutique, en ce sens qu’elle permet, par le renoncement profond au savoir sur le patient, d’envisager les différentes versions de l’histoire narrée. Par cette écoute, attentive et inconditionnel, nous pouvons poser des questions. D’après Harlene Anderson, les questions sont le noyau central des conversations thérapeutiques. Toujours posées à partir d’une posture de non-sachant, elles surgissent lorsque nous faisons preuve d’une réelle curiosité pour le récit du patient. Toutefois, « Il faut se garder de proposer une pléthore de questions et d’y revenir à chaque instant. Car c’est d’une certaine manière agir en homme d’ostentation. Mais écouter soi-même un autre qui se donne la peine d’en formuler, c’est fournir la preuve d’un esprit curieux et avide de communications » (Plutarque, 1995, p. 40) . Ainsi, le patient, détenteur de savoirs, nous enseigne la clinique et nous renseigne sur son histoire, ses valeurs, ses intentions, ses espoirs (Mori, 2019). Harlen Anderson, dans sa posture d’écoute et de curiosité thérapeutique, a finit par comprendre que le patient en savait plus sur lui-même que n’importe qui. Forte de cette expérience, l’auteure a réalisé que les connaissances théoriques l’empêchaient d’écouter inconditionnellement les récits et les histoires, et a, de ce fait, adoptée une posture inversée où le patient enseigne au thérapeute, non l’inverse (Mori, 2019). La posture de non-sachant, suppose l’humilité du savoir (Anderson, 1992).

Le concept de non-savoir (Anderson, 1990; Anderson & Goolishian, 1988, 1992) joue un rôle fondamental dans la relation et la conversation thérapeutique. Partant du constat de Michel Foucault d’après lequel savoir et pouvoir sont intrinsèquement liés et pour qui le pouvoir est constitutif de nos vies, il est important de souligner que le thérapeute n’en n’échappe pas. En effet, « si nous acceptons la proposition de Foucault selon laquelle les techniques de pouvoir qui « incitent » les gens à construire leur vie à travers des « vérités », se développent et se perfectionnent au niveau local avant d’être reprises à des niveaux plus généraux, alors, en nous associant à d’autres personnes pour remettre en question ces pratiques, nous devons aussi accepter que nous nous engageons inévitablement dans une activité politique » (Mori, 2019). Il est donc de notre responsabilité d’être vigilent et de garder un œil critique sur notre pratique et sur le rôle que l’on exerce dans le contrôle social (White & Epston, 2003). Michael White nous invite en ce sens à « identifier le contexte des idées dans lequel nos pratiques se situent et à explorer l’histoire de ces idées ». Il s’agit donc de prendre le recul nécessaire et de garder une posture d’écoute des relations de pouvoir en jeu dans la rencontre clinique. Précisons qu’il ne s’agit pas de réduire la clinique à la simple question politique et à l’inverse, de nous limiter à la pensée unique de la relation thérapeutique. Il s’agit, du point de vue que je soutiens, de maintenir un balancement permanent de l’un à l’autre. Nous ne nous engagerons donc ni dans la défense, ni dans la validation, ni dans la construction de notre propre savoir et de nos propres conceptions, mais nous nous autoriserons à penser, à questionner, et à écouter les narrations produites par les patients. Le but étant de permettre une exploration et un développement des choix, des pensées et des actes adaptés aux préoccupations du patient, non à celles du clinicien.

Ce non-savoir en question, fondamental, passe à mon sens par la construction singulière d’une posture et d’un style qui l’intègrent et se l’approprient.

D’emblée emportait par la théorie, empêtré dans le savoir universitaire, ma clinique en a d’abord subi les conséquences. Utilisé non pas comme un outil à penser, mais comme une défense m’empêchant d’entendre la parole du sujet, le trop théorique m’a rapidement fait défaut. Je ne pouvais me perdre et rencontrer. Je ne pouvais écouter. Il m’a alors fallu me défaire de la question du « bien faire » et de l’implicite de la « mauvaise » pratique. Si j’ai plus d’une fois été démuni à m’imaginer « ne pas savoir assez », mon expérience clinique m’a toutefois permis, pas à pas, de renoncer à cette posture de maîtrise vis-à-vis du savoir. Si mon engagement universitaire était sans nul doute soutenu par une sorte de désir de savoir qui se rapportait à la condition humaine, j’ai finalement fini par comprendre dans cet entre-deux de l’entretien, entre théorie et pratique, entre soi et l’autre, qu’il s’agissait de s’intéresser au singulier, de porter l’oreille au singulier de la clinique, singulier de la souffrance de chaque « un » et donc de désinvestir, pour un temps, la sacro-sainte théorie. Dès lors, j’ai pu commencer à percevoir une forme de sérénité face à l’incertitude. Quelque chose pouvait s’amorcer dans la pratique. J’ai pu prendre la distance nécessaire avec la théorie, m’ouvrir à la créativité et laisser place à la construction d’un style qui me soit propre. Un style à la jonction entre soi, résultat d’un travail personnel et des expériences, et de l’autre. Un style qui ne peut s’enseigner, mais qui s’origine dans les différentes rencontres qui ont ponctué, ponctuent et ponctueront mon parcours professionnel. Un style, toujours en construction, qui opère dans ma clinique et qui vient engager mon désir. La création d’une posture clinique, soutenue par une éthique, s’amorce. C’est là que réside la « beauté » de la démarche clinique, dans ce travail de transformation à 360°. La clinique a des effets de transformation sur le terrain, en même temps que sur le clinicien. 

À suivre…

Clément CIMOLAÏ

Références

Anderson, H. (1990). Then and now : A journey from “knowing” to “not knowing”. Contemporary Family Therapy, 12(3), 193‑197.

Anderson, H., & Goolishian, H. A. (1988). Human systems as linguistic systems : Preliminary and evolving ideas about the implications for clinical theory. Family process, 27(4), 371‑393.

Anderson, H., & Goolishian, H. A. (1992). The client is the expert : A not-knowing approach to therapy. Therapy as social construction, 25‑39.

Bourlot, G. (2018). Qu’est-ce qu’une narration ? Les fonctions psychiques de la narration. Evol psychiatr, 4(83).

Bruner, J. (2002). Pourquoi nous racontons-nous des histoires. Retz.

Mori, S. (2009). LES «NARRACTEURS» Une thérapie narrative vers une approche postmoderne à partir du support cinématographique. Thèse de Doctorat inédite en Psychopathologie et psychologie clinique, Université de Provence.

Mori, S. (2018). Un thérapeute à l’écoute, à qui l’on raconte et qui raconte… Comment travaille un thérapeute narratif ? Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 60(1), 103‑114. Cairn.info.

Mori, S. (2019). Pratiques de la thérapie narrative: Comprendre et appliquer. De Boeck Superieur.

Plutarque. (1995). Comment écouter. Rivages.

Ricœur, P. (1983). Temps et récit: Vol. I. Seuil.

Ricœur, P. (1984). Temps et récit: Vol. II. Seuil.

Ricœur, P. (1985). Temps et récit: Vol. III. Seuil.

White, M., & Epston, D. (2003). Les moyens narratifs au service de la thérapie. Satas.