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COMMENT ÉCOUTER ? [2/3]

Association Française des Thérapies Narratives

Clément CIMOLAÏ

2 ème partie de notre long article sur l’art de l’écoute en thérapie narrative

Une écoute des discours dominants

Chaque siècle, chaque époque, chaque période de l’histoire produit un discours dominant supposé révéler la vérité sur le monde dans lequel nous vivons. Tout autre discours, ou conception de la réalité, est mis en marge de cette norme, et de ce fait, devient illégitime. Toute société implique donc un régime discursif dominant qui organise et structure le champ social et qui s’impose de manière naturelle aux individus. C’est ce que Michel Foucault souhaite mettre en évidence tout au long de son œuvre vaste, lumineuse et atypique.

D’après ce dernier, le concept de discours renvoie à la production du savoir, et plus précisément, à « un corpus de texte à visée scientifique ou pédagogique qui s’insère dans le cadre de pensée propre à une époque » (Vergely, 1998). Le discours constitue une pratique au travers de laquelle se manifeste le pouvoir (Foucault, 1975, 1976). Il participe à l’institution de systèmes d’exclusion (Heartfield, 1996) qui, quant à eux, participent à la catégorisation du corps social. Ainsi, le discours assujettit et impose des affirmations qui se constituent comme des vérités objectives, et participe à la création d’une réalité précise et prescrite. Lorsqu’il parle de « vérités », Foucault ne fait pas référence à la croyance selon laquelle il existerait des éléments objectifs sur la nature des individus mais il se réfère à la construction de certaines idées auxquelles on accorde un statut de vérité (White & Epston, 2003). Ces « vérités » sont « normalisatrices » dans le sens où elles participent à la construction de normes autour desquelles s’organise la vie des gens (Ibid.). Dès lors, les discours participent à la création de réalités « identitaires » (Ibid.) : ils énoncent ce qui « est » et jettent ce qui se rapporterait à une « vérité » subjective. Ils produisent et véhiculent un pouvoir, une idéologie unique et absolue, et participent à la création de normes qui organisent la vie sociale (Bhabha, 1994; Foucault, 1976). En raison de sa fonction organisatrice de la vie et de sa fonction de régulation du corps social, le discours est indissociable du pouvoir (Perron, 2008).  Les individus seraient, d’après Foucault, investis de relations de pouvoir et de multiples discours. Les individus sont donc à repenser du côté du pouvoir.

Foucault illustre ce pouvoir moderne par le panoptique de Jeremy Bentham : « Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d’où il est épié. Invérifiable : le détenu ne doit jamais savoir s’il est actuellement regardé ; mais il doit être sûr qu’il peut toujours l’être » (Foucault, 1975, p. 235). « Ainsi, le panoptique offre un mécanisme par lequel toutes les personnes sont à la fois un sujet et un instrument, ou un véhicule du pouvoir » (White & Epston, 2003). Ce pouvoir se caractérise alors par un « jugement normalisateur » (Foucault, 1975) exercé par l’ensemble des individus qui, ayant internalisés les normes et les valeurs d’une culture, autoévaluent leurs vies et celles des autres. « Par ce pouvoir, les personnes sont sujettes à des « vérités normalisatrices » qui donnent forme à leur vie et à leurs relations» (White & Epston, 2003).

Dès lors, l’acte de raconter n’est jamais neutre ; il intervient toujours dans un discours social dominant. Les histoires, soumises aux discours de « vérités », ne sont donc pas représentatifs de l’ensemble de nos expériences. La subjectivité disparaît au bénéfice d’un discours social impersonnel. Le pouvoir intervient donc hors de la subjectivité du sujet, d’où les mots de Foucault (1980) : « …jugés, condamnés, classés, déterminés dans nos engagements, destinés à un certain mode de vie ou de mort, en fonction des discours de vérité qui sont les supports des effets spécifiques du pouvoir ».

 « La vérité c’est comme une couverture trop petite. Tu peux tirer dessus de tous les côtés, tu auras toujours les pieds froids. »,

Peter Weir, Le cercle des poètes disparus.

Comment dès lors écouter ces discours dominants, ces vérités normatives qui finissent par devenir des vérités identitaires ?

Une des réponses pourrait tenir en la proposition de Jacques Derrida, philosophe à l’origine du concept de déconstruction.

Déconstruire n’est pas détruire. Déconstruire, c’est prendre en compte ce qui ne peut, de prime abord, se décomposer en de simples éléments. C’est interroger, questionner et verbaliser les idées préconçues des discours, des institutions et des disciplines, pour rompre avec les évidences sociales. C’est désunir les oppositions conceptuelles rigides (masculin/féminin, logos/pathos, bien/mal, etc.) qui vise à simplifier, hiérarchiser et rendre intelligible notre perception du monde (Derrida, 1967). C’est démonter les discours socialement établis, déstabiliser les constructions sociales et laisser place à une pensée de la nuance et de la différance qui réfute l’existence d’une quelconque vérité unique. La déconstruction n’est pas une méthode : elle est l’ouverture d’une question, d’une écoute, un style. Elle est la déstabilisation en cours des récits même.

Comment l’écoute peut-elle être déconstructionniste ? Par une pratique double, à la fois intérieure et extérieure. De l’intérieur en s’appuyant sur les coins négligés des récits, sur leurs apories, leurs résonnances, leurs exceptions, leurs absents implicites, laissant les narrations se déconstruire d’elles-mêmes. De l’extérieur, en questionnant et déstabilisant les systèmes, en suspendant l’ordre et l’autorité des savoirs.

De l’écoute, à la fois des constructions, de l’ordre établi et de l’autorité des savoirs, comme des possibilités, des absents implicites et des exceptions, découle la déconstruction. Les conclusions culturellement construites, comme les vérités absolues, se déconstruisent. Le déplacement et l’ouverture des perspectives en libérant, dans la narration, ce qui a toujours été opprimé, maîtrisé, réprimé, se facilitent. Avec la déconstruction, par l’écoute, quelque chose arrive à la narration : elle accueille un hôte qui l’oblige à raconter autrement.

Chimanda Adichie, dans sa conférence TED Talk de 2009, retranscrit avec beaucoup de poésie le danger des « vérités normatives », des discours dominants et de l’histoire unique. La romancière raconte son parcours et nous interpelle contre la méconnaissance dans laquelle nous plongeons lorsque nous nous contentons d’une histoire unique, que celle-ci se rapporte à une personne ou un pays. 

À suivre…

Clément CIMOLAÏ

Références :

Bhabha, H. (1994). The location of culture. London: Routledge, 5‑6.

Derrida, J. (1967). De la grammatologie. Minuit.

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Gallimard.

Foucault, M. (1976). Histoire de la sexualité. La volonté de savoir. Gallimard.

Foucault, M. (1980). Power/knowledge: Selected interviews and other writings, 1972-1977. Pantheon.

Heartfield, M. (1996). Nursing documentation and nursing practice : A discourse analysis. Journal of Advanced Nursing, 24(1), 98‑103.

Perron, A. (2008). Exploration de la construction identitaire du détenu par le biais des discours du personnel infirmier dans un milieu de psychiatrie correctionnelle. University of Ottawa (Canada).

Vergely, B. (1998). Les philosophes contemporains. Milan. White, M., & Epston, D. (2003). Les moyens narratifs au service de la thérapie. Satas.