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COMMENT ÉCOUTER ? [3/3] : Une poétique de l’écoute dans la rencontre clinique

Association Française des Thérapies Narratives

Clement CIMOLAÏ

3 ème partie de notre long article sur l’art de l’écoute en thérapie narrative

Étymologiquement, le terme poésie, du verbe grec poiein, veut dire faire. Le poète fait. Il fait acte, acte de création, il fait avec les mots dans une certaine tradition d’écriture poétique. La poésie nous amène à entendre la parole selon celui qui la reçoit. Il faut être deux toujours, même trois : il y a celui qui l’écrit, celui qui écoute et entre, le poème. Dans la rencontre clinique c’est un peu la même chose. Il y a celui qui raconte, celui qui écoute et entre eux, les narrations, les paysages narratifs à travers lesquels on arrive à se croiser. La poésie comme l’écoute mettent en mouvement la parole, mettent en doute l’ordinaire et font naître l’esthétique ; elles ouvrent le trésor de nouvelles possibilités narratives.

Comment l’écoute du psychothérapeute peut-elle donc toucher au poétique ?


UNE ÉCOUTE QUI MET EN DOUTE L’ORDINAIRE

Avec des mots le poète fait naître les choses, sous nos yeux, au creux de nos oreilles. En effet, l’une des propriétés de la parole dont usent, de façon différente, la thérapie narrative comme la poésie, consiste à mettre en doute l’ordinaire et faire entendre ce qu’elle ne dit pas.

Le défi de la poésie est d’entrer dans les histoires afin de bousculer l’équilibre existant, adoucir les angles, les définitions, les « vérités objectives », et ce, dans le but de développer des « lignes de fuites », des alternatives, et voir émerger d’autres narrations. Les poètes, comme les psychothérapeutes, cherchent depuis toujours à mettre en doute l’ordinaire. Là naît une posture poétique engagée dans une activité politique. Les pratiques thérapeutiques, soutenues par un travail d’écoute, qui invitent les patients à explorer le sens comme ce qui en est dépourvu, s’engagent sur le chemin de cette poétique. De l’histoire dominante saturée à l’histoire alternative apparaît clairement le mouvement d’une transformation à la fois narrative et signifiante. Dans cette transformation, une histoire dominante saturée par le problème se trouve d’autres significations, s’éveille une histoire alternative et s’ouvre un état créatif, poétique. Il y a là, clairement posée, l’évocation de deux temps, de deux lieux, comme l’acte poétique d’écoute invite à l’exploration de l’inconnu.

En poésie comme en thérapie, mais par des voies différentes, naissent le poème ou le sujet historique, sujet d’une histoire dans laquelle la narration revêt une fonction fondamentale pour le sujet qui se structure narrativement. Il y a d’ailleurs au cours d’une thérapie, des moments forts poétiques où font jour à travers les narrations, les éléments d’une histoire ouverte sur d’autres significations et d’autres possibilités.

Se créent dès lors des espaces qui bousculent l’équilibre existant, qui mettent l’accent sur le développement de narrations alternatives ouvertes sur de nouveaux possibles, là naît, entre autres, la dimension poétique de l’écoute.

Ainsi, dans sa posture de faiseur, l’action du poète rejoint celle du thérapeute. Par eux, s’engendrent et s’établissent de nouvelles significations, de nouveaux usages de langues, de paroles, de narrations et d’histoires, et se marquent les débuts d’une partance à l’inconnu, entendu comme « accueil de l’imprévu ».


L’ESTHÉTIQUE DE L’ÉCOUTE  

Tout espace d’écoute et de parole, espace de signification et de création stimule l’imaginaire et fait naître l’esthétique. Finalement, comment l’écoute peut-elle toucher à la beauté ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question, comme il n’existe de critère unique de l’esthétique.

« L’esthétique », du grec aisthétikos, « sentir », est spécifique de l’humain. Elle est tout ce que nous faisons, et ce dont Donald W. Winnicott (1971) a parlé en termes de « créativité ». L’esthétique est aussi l’essence même de tout échange entre individus et entre l’individu et le social. L’esthétique ouvre à une dynamique de la rencontre.

Comment l’écoute et la clinique peuvent-elle, dès lors, cultiver la dimension esthétique de la poétique ?

La création du sens fait naître l’esthétique, tout comme la métonymie et la métaphore.

La métonymie consiste à désigner le tout par une partie, un fragment. À user d’une partie pour exprimer le tout, non mesurable, qu’elle manifeste. Chaque fois que la parole du clinicien reprend, incorpore ou reflète les mots d’un patient, la métonymie s’opère.

La métaphore tend à révéler le méconnu, le caché. Dans la clinique, le processus de métaphorisation semble venir faire média dans l’espace de la rencontre. D’après Derrida, écouter ce qu’il en est d’une métaphore revient à décoder l’intention de celui qui la créé : « il n’y a métaphore que dans la mesure où quelqu’un est supposé manifester par une énonciation telle pensée qui en elle-même reste inapparente, cachée ou latente » (Lala, 2005, p. 20).

Il est possible, par l’écoute profonde des narrations, d’entrer dans la dimension des subtilités et des nuances qui nous frôlent l’oreille. Être à l’écoute des narrations qui définissent un territoire, des métaphores qui s’immiscent dans les narrations, des parties comme du tout. Un sentiment puissant d’ouverture sur un monde mystérieux, parfois vertigineux, instable mais aussi source de (re)découverte de territoires rarement explorés, tous avec leur fond, leur sens, émerge. Là naît le choc de l’esthétique.  

Finalement, la thérapie est toujours un effort de poésie. Lorsqu’elle s’accomplit sous la forme d’une séance de thérapie narrative, la poésie renvoie au souci d’ouvrir sur de nouveaux possibles, sortir de la conformité de ce qu’il se raconte et mettre en doute l’ordinaire. L’espace thérapeutique s’échafaude comme un lieu d’écoute et de co-construction où le patient peut négliger la recherche d’une conformité aux discours dominants qui tendent à l’enfermer dans une histoire saturée par le problème et se concentrer sur ses exceptions, ce qui lui est propre, c’est-à-dire l’histoire dans laquelle il peut (re)devenir « NarrActeur » (Mori, 2009). Faire de sa vie, à la narrer, une histoire, c’est faire un effort de poésie.

Ainsi, la dimension poétique s’invite dans l’expérience même de l’écoute qui propose un espace où le narrateur peut (re)devenir auteur/acteur de son histoire en raison de ses choix, de son engagement et de sa manière singulière de l’habiter : c’est ce qui fait œuvre.


CONCLUSION

« Nous ne guérissons pas les patients, nous tentons de soigner des histoires. Les conversations thérapeutiques au fil des séances permettent au patient de se raconter Autrement »

Mori & Rouan, 2011, p. 121

L’écoute est peut-être l’outil le plus important de toute psychothérapie. Souvent inexplorée, rarement traitée, nous oublions souvent d’en dire quelque chose.

Écouter, n’est-ce donc pas, en quelque sorte, renoncer ? Renoncer à la toute-puissance du savoir technique et théorique pour s’abandonner à la rencontre des narrations et des histoires. Raconter, n’est-ce pas aussi renoncer ? Renoncer à garder le récit intact, dans une position de complétude imaginaire. Ainsi, par notre écoute, comme par notre propre travail personnel de renoncement, nous pouvons permettre au patient, s’il le désire, de renoncer à son tour à garder intact le récit qu’il raconte sur lui-même et (ré)adopter une position de « narrActeur » (Mori, 2009) de son histoire. Être à l’écoute donc, comme quelqu’un qui sait ce que c’est que d’être écouté.

La posture narrative de l’écoute s’invente dès lors que nous sommes curieux et inconditionnellement attentifs aux narrations et aux histoires, et pour se faire, nous questionnons. L’ignorance devient la condition même de l’écoute. C’est parce que je ne sais pas, c’est parce que je ne comprends pas, que le patient va pouvoir raconter et déployer sa narration dans l’espace de parole qui lui est proposé. C’est par cette écoute attentive de la « forme » comme du « contenu » des narrations que nous pouvons nous engager, ensemble, patient et psychothérapeute, dans des conversations thérapeutiques. Dans l’espace de ces conversations thérapeutiques, le patient pourra interroger, co-déconstruire et co-construire des narrations aux côtés du psychothérapeute. Il pourra raconter et re-raconter, dans un mouvement indéfini, jusqu’à l’ouverture sur de nouveaux possibles. Dans ce mouvement narratif infini, de multiples chemins contextuels et temporels s’ouvrent à lui.

L’écoute se construit et s’invente dans une posture et un style soutenus par une éthique. Elle est une manière d’être face à la rencontre dont on ne peut prévoir d’avance le déroulement. Elle est un acte de création. L’objectif de ce triptyque d’articles était d’amener des éléments pour insuffler une pensée à la notion d’écoute et à la manière dont on s’y prend pour écouter. Par l’écriture de ces textes, il était question de faire acte, avec les mots, de restitution au collectif pour que se poursuive un processus de pensée.

En fin de compte, il était question de ma traversée des contrées universitaires comme un chemin du savoir captivant, et de la nécessité, à un moment donné, de m’en détacher pour écouter. Ces expériences, cumulées les unes aux autres, m’ont appris à la fois l’importance de se référer à la théorie et de savoir s’en décoller. J’avance, aujourd’hui encore, dans un questionnement intérieur permanent sur ma façon d’être, ma façon d’être psychothérapeute, de m’autoriser à l’être.

Ce que j’ai vécu pendant ces années universitaires comme une pratique réelle, par l’écriture, devient une pratique narrative et discursive qui je l’espère, pourra faire lien.

Jerome Bruner (2002) disait : « Nous comprenons enfin que le récit est une affaire sérieuse, que ce soit dans le domaine de la loi, de la littérature ou de la vie. Mais ce n’est pas tout. Il n’est sans doute pas d’activité de l’esprit qui procure de tels délices, tout en faisant courir de tels périls » (p. 94). Dans cette traversée narrative, parfois périlleuse mais assurément lumineuse, la thérapie narrative peut s’appuyer sur des cartes. Pourtant, plus que des cartes, n’oublions pas qu’il existe une boussole que l’on nomme communément : l’écoute.

Références

Bruner, J. (2002). Pourquoi nous racontons-nous des histoires. Retz.

Gergen, K. J. (2005). Construire la réalité. Un nouvel avenir pour la psychothérapie. Seuil.

Lala, M.-C. (2005). La métaphore et le linguiste. Figures de la psychanalyse, 1, 145‑161.

Mori, S. (2009). LES «NARRACTEURS» Une thérapie narrative vers une approche postmoderne à partir du support cinématographique. Thèse de Doctorat inédite en Psychopathologie et psychologie clinique, Université de Provence.

Mori, S., & Rouan, G. (2011). Les thérapies narratives. De Boeck Supérieur.

Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité, l’espace potentiel. Gallimard, Paris.