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Psychologie, Psychologie clinique et postmodernisme

Association Française des Thérapies Narratives

                                   

SERGE MORI

1erJuillet 2003, nous sommes devenus des lecteurs appliqués du rapport Pichot/allilaire sous l’égide de l’Académie de Médecine, le 15 Septembre 2003 du rapport Cléry-Melin et collaborateurs, et bien sûr des divers amendements (Accoyer, Giraud, Mattéi) voulant réglementer l’exercice des psychothérapies.
A cela s’ajoute les 547 pages de l’expertise collective de l’Inserm : Psychothérapie – trois approches évaluées. 

Que pouvons-nous retenir de ce bric-à-brac conceptuel vague et pauvre ? Les mots : évaluation, classification, résultat et efficacité.  

En écrivant ces quelques lignes pour introduire notre propos, je ne peux m’empêcher de penser à cette citation – terrible – de Canguilhem sur la psychologie… et, partant, sur les psychologues : 

« En fait, de bien des travaux de psychologie, on retire l’impression qu’ils mélangent à une philosophie sans rigueur une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle. Philosophie sans rigueur, parce qu’éclectique sous prétexte d’objectivité ; éthique sans exigence, parce qu’associant des expériences éthologiques elles-mêmes sans critique, celle du confesseur, de l’éducateur, du chef, du juge, etc. ; médecine sans contrôle, puisque des trois sortes de maladies les plus inintelligibles et les moins curables, maladies de la peau, maladies des nerfs et maladies mentales, l’étude et le traitement des deux dernières ont fourni de toujours à la psychologie des observations et des hypothèses» (Canguilhem, G., 1966, « Qu’est-ce que la psychologie ? », Cahiers pour l’analyse, 1967, 1-2, pp. 79-93, ici p. 79).

L’apport principal pour la psychologie et particulièrement en psychopathologie, c’est de réfuter le scientisme, de réhabiliter les méthodes qualitatives au rang de « premier de la classe » en matière de validité et de fiabilité des résultats, de remettre à l’honneur les pratiques professionnelles comme source de la connaissance. 

La psychologie est née avec l’épistémè moderne à la Renaissance (le mot « psychologie » a été proposé par l’humaniste de la Réforme Phillip Mélanchton). C’est même un des grands projets de la modernité, elle devient d’usage courant à l’âge des Lumières et prend sa forme de pensée unique positiviste à la fin du XIXe (le laboratoire de Wundt en 1879). 

Mais, qu’a inventé la modernité occidentale et européano-centriste ? Que l’homme est au centre de l’univers, que l’individu existe en deçà du collectif avec des états d’âme intérieurs (plus tard on parlera d’appareils psychiques). 

Avec le XIXe siècle vient « l’âge des théories académiques et scientifiques », selon l’expression de Koch (1959). Koch nous explique pourquoi la psychologie devient une science rasoir qui va radoter pendant un siècle sur quatre fonds de commerce : la légitimisation externe, la quête d’universalité, une rationalité abstraite et une idée quasi idéale de mesurabilité.

Le collapsus de la modernité sert de base épistémologique du postmodernisme en psychologie avec trois axes centraux de critique. 

1-   Le premier étant l’effondrement des métanarrations et les recherches empiriques sur la réalité humaine qui ont amené à poser qu’il n’y a aucune fondation qui sécurise l’idée d’une réalité universelle et objective. Dire le contraire est l’acte de croyance. La croyance qu’il y aurait une réalité unique subjectivement copiée dans nos têtes et plus objectivement représentée par des modèles scientifiques n’est plus tenable (Rorty, 1979 ; Anderson, 1990 ; Gergen, 1991). La réalité derrière le signe s’effondrant, la relation signe-signifié s’écrase et les sciences humaines se condamnent aux descriptions et causalités de la surface perçue des sciences. 

2-   Le deuxième concernant les modes de légitimation scientifique : nous faisons ici référence à l’École de Francfortet particulièrement aux critiques des « lumières » avec des illustres chercheurs comme Habermas, Adorno, Harkeimer, Marcuse et Benjamin. C’est dans ce courant que la méthode qualitative reprend ses lettres de noblesse (Rouan & Pedinielli, 2001). 

3-   Enfin le troisième concernant l’évolution des conceptions du langage par la linguistique de l’énonciation qui fait que le langage ne copie plus la réalité mais qu’il est l’essentiel de la réalité humaine, l’essentiel de la construction sociale dans la grande majorité des activités humaines. Le « self-grounding » de Descartes s’est déplacé vers la « self assertion » de Bacon (Cosnier, 1998 ; Kvale, 1992). 

Ainsi, la maladie est un objet « corporonarratif » et dans ce champ- là il n’y a plus d’homogénéité mais une hétérogénéité due au fait qu’il n’y a pas de data mais pour l’essentiel des captas. Ainsi, le fait addictif qui ouvre sur quelque cinquante modèles partiels. Le sens unitaire des sciences humaines est perdu, plusieurs sens sont possibles et c’est ainsi qu’est notre monde. 

Avec la modernité, la psychologie et la psychologie clinique finiront par prendre le visage d’une science « borderliner » qui ne se nourrit que d’importations et d’emprunts à des disciplines connexes, et apparaîtra, selon le mot cruel de Kvale (1992), comme « un magasin intellectuel d’articles d’occasion, de seconde main proposant des collections de mode de l’année précédente des disciplines voisines… ». 

La proposition postmoderne quant à elle permet une issue fondée sur une épistémologie en quatre points que Polkinghorne (1988, 1992) a formulés : 

L’infondé de nos propositions scientifiques 

Dans la relation aux objets de connaissance nous n’accédons pas à des impressions et sensations pures mais seulement aux produits de nos opérations cognitives. Nous n’accédons jamais à une réalité indépendante de nous, mais seulement à des constructions basées sur nos capacités organisatrices (Rorty, 1979), nos savoirs ne sont pas garantis pour représenter la réalité, notre rationalité ne peut s’appuyer sur aucune fondation épistémologique garantie et nous sommes « condamnés » à accepter notre expérience comme toujours filtrée et déformée par nos schémas interprétatifs. 

La fragmentarité des mondes auxquels nous accédons 

Pour le postmodernisme, le réel n’est pas un système unique et intégré : c’est un ensemble d’éléments disparates et d’événements fragmentés… ainsi est le réel incluant même la nature de notre self (Gergen, 1991). La position moderne « totalisante » déforme donc ce qui est l’essentiel humain : diversité et indéterminisme. Et nos savoirs ne peuvent que saisir ces occurrences à des moments singuliers dans des espaces parti- culiers. La réalité ne recèle rien de statique sous le flux de l’expérience, elle est un processus continu de changement qui nous coupe de toute prédictibilité sérieuse. 

Le constructivisme est la caractéristique centrale de nos objets étudiés 

Le point de vue constructiviste, bien connu en psychologie, est amplifié dans l’épistémologie du sujet postmoderne : la réalité atteinte par les activités conversationnelles est toujours construite et partagée sociale- ment (Rommetveit, 1985) et localisée dans le contexte « désordonné » des activités humaines quotidiennes (Shotter, 1993). 

Le néopragmatisme 

Cette position tempère les aspects « négatifs » et « pessimistes » des trois précédentes positions ; un savoir ne saurait s’imposer face à un autre sinon dans des rapports politiques de force, comme le soulignera Lyotard. Le néopragmatisme est une position qui, à la fois, accepte la conclusion qu’il n’existe pas en psychologie de savoir ouvrant sur le prédictif, mais, à la fois, refuse le radicalisme relativiste et le « nihilisme » d’un savoir fait de solipsismes (Rorty, 1991). 

Le néopragmatisme post-moderniste prône un savoir bâti sur le « comment » (l’ambition d’un savoir du « pourquoi » est hors de notre atteinte). Ce faisant les sommations de connaissances sont possibles, mais elles sont toujours « inachevées » et soumises à perpétuelles révisions : elles n’ont pas de portée prédictive, mais une portée heuristique qui nous informe de ce qui peut être tenté dans des situations similaires. 

Le néopragmatisme entend la fragmentarité comme une incertitude liée à chacune des situations singulières étudiées et non pas comme une incertitude générale transversale à toutes les situations étudiées. 

Enfin, le néopragmatisme postmoderne s’appuie sur la notion d’équifinalité : la même fin peut être atteinte de multiples façons et la valeur d’une action dépend de sa capacité d’atteindre le but et non pas d’une recette ou programme particulier. Le néopragmatisme dessine alors à une science qui permette de collecter, d’organiser et de distribuer des pratiques qui ont atteint leurs objectifs. 

Cette épistémologie re-contextualise la pratique clinique : 

– Concernant le déterminisme de la vie psychique 

Si le postmodernisme récuse la dynamique de la psyché par déterminisme interne (romantisme et subjectivisme) ou son déterminisme externe (modernisme et objectivisme) c’est pour proposer le présupposé central que le psychisme et les concrétisations subjectives se dévoilent dans le flux continu des activités communicatives. De là, il n’y a plus de réalité stable et structurée derrière les apparences pleines de choses identifiables, hors langage et codes, mais nous étudions un monde humain instable, partiellement spécifié et spécifiable, radicalement vague et définitivement ouvert aux spécifications ultérieures des activités communicatives à venir (Rommetveit, 1985). 

– Sur la finalité scientifique 

La connaissance de la subjectivité et de ses avatars ne peut pas viser quelque chose à une fin hégelienne. Par exemple, nous savons bien que passer d’un point de vue behavioriste à un point de vue cognitiviste n’amène aucune fin, seulement est changée la façon, le style dont nous pensons qu’il est important de rechercher et de remédier. Le postmodernisme ne vise pas à enclore la psychologie ou la psychopathologie sur un nouvel état du savoir mais seulement changer son agenda de recherche et des pratiques (Billig, 1987, 1991 ; Shotter, 1993). 

– Sur le statut épistémologique des pratiques psychologique 

La psychologie scientifique moderne faisait des praticiens des agents d’exécution du « cœur de métier » qui serait la théorie ; le geste pratique n’en serait qu’une causa sui (le psychologue comme « scientifical fractioner » date de 1945, Conférence de Boulder aux États-Unis). Il occupait donc une place seconde. Avec l’avancée de l’ergonomie des métiers de service et le point de vue postmoderne cette conception devient obsolète. De nombreuses études et conceptualisations des savoirs pratiques montrent que les praticiens fabriquent « leur » savoir sur le terrain d’action et n’utilisent que peu les résultats des savoirs académiques (Schön, 1987) ; cela n’a rien à voir avec un déficit scientifique de leur qualification (Morrow-Bradley & Elliott, 1986 ; Barlow et al., 1984 ; Cohen et al., 1986). 

Le postmodernisme en psychologie s’est saisi de la question de la coupure savoir académique/ savoir des praticiens : Polkinghorne (1992) démontre que ces deux ensembles praticiens et penseurs postmodernes, pourtant disjoints par leur histoire respective, se rejoignent à présent épistémologiquement sur leur même compréhension du règne humain et sur le statut et la production des savoirs : néopragmatisme, fragmentarité, infondé et constructivisme sont des positions partagées. Les praticiens seraient postmodernes sans le savoir et les théoriciens post- modernes, taxés de stérilité destructive, verraient l’immense champ des pratiques psychologiques les créditer. De fait, le mouvement de jonction est en cours aux États-Unis et au Canada (des ouvrages comme celui de Murray & Chamberlain, 1999, en témoignent). 

Dans ce contexte épistémologique, la thérapie narratives et d’autres approches thérapeutiques deviennent des gisements de nouvelles connaissances et les datas s’effacent devant les captas des praticiens.