
Serge MORI
Résumé de l’article
Sous le soleil du quartier du Roucas Blanc à Marseille, issu en droite ligne d’un roman de Pagnol, les anciens racontent aux plus jeunes des histoires provençales. C’est sans doute de là que je tiens ma vocation de thérapeute narratif. La Provence, c’est la tradition orale, c’est lorsque la forme du dire prend de l’importance. Lorsqu’on raconte quelque chose à quelqu’un, puis à quelqu’un d’autre, et à un autre encore en amplifiant certaines choses, en sélectionnant d’autres pour produire un effet, on fait de la littérature orale. Cet usage de l’oralité, c’est l’âme de la Provence, l’art narratif est un art dramatique : il met en jeu la voix, le corps, la personnalité du conteur et aussi le public qui attend, adhère, censure ou retient et dans lequel quelqu’un peut être à son tour conteur. L’identité provençale réside dans cet art rhétorique et conversationnel ! C’est ainsi que j’en suis venu naturellement à exercer dans ma pratique clinique avec les thérapies narratives.
L’importance de sculpter le contexte pour accueillir l’histoire du patient
J’attache beaucoup d’importance à l’esthétique de mon cabinet. Lorsque je reçois les histoires que les patients me racontent, j’aime pouvoir le faire dans une ambiance chaleureuse. Le cabinet a des lueurs jaune et orange, il y a un jeu de lumière nécessaire à l’écoute d’un récit singulier, d’une narration singulière qui se déroule en face-à-face, confortablement installés sur des fauteuils, près d’une cheminée et entourés de toiles de peinture avec quelques livres distribués dans les quatre coins de la pièce. Juste à côté, il y a une salle d’attente qui ressemble plutôt à une salle à manger avec quelques friandises sur la table en fer au style Gustave Eiffel, déposée au milieu de la pièce sur ce parquet en bois avec cette même luminosité chaleureuse. Plus j’y pense et plus je trouve que ce cabinet ressemble à un « chez soi » où l’espace d’une séance, le patient se retrouve à « la maison ». Le style ressemble à ces appartements New-yorkais (où les thérapeutes reçoivent la plupart du temps chez eux d’ailleurs), comme dans la série américaine « En analyse»[1].
J’adore mon métier de psychothérapeute. Jour après jour, les patients m’invitent dans les recoins de leur vie. Ils me racontent des histoires et je les écoute. Certains matins, il m’arrive de regarder le ciel bleu de Provence derrière la vitre de mon cabinet du 2 bis rue Matheron dans cette ville douce qu’est Aix-en-Provence ; j’imagine mes ancêtres philosophes et thérapeutes flotter au beau milieu des ruelles aixoises. Je remercie tou(te)s ces soignant(e)s. Je dois à ces femmes et ces hommes ma nourriture intellectuelle, l’influence sur ma pratique et en particulier sur ma posture et mon écoute.
La narration comme « déconstruction » re-construction de notre réalité
Depuis que le monde est monde, l’homme cherche à comprendre son environnement dans lequel il est plongé. Et depuis qu’il sait parler, il raconte des histoires. Ce sont ces histoires qui organisent son univers. Elles ne sont pas la vérité, car la vérité est « Une » ; s’il y a plusieurs vérités, alors nous pouvons parler de versions, ces versions préférées dont va parler le patient et qui constituent sa réalité.
Ainsi, l’homme peut décrire ce qu’il observe, mais aussi il peut imaginer, inventer, modifier, faire des liens entre des événements ou ne pas en faire, s’intéresser à des détails ou adopter une vision globale ; il peut changer de perspective en même temps que changer de contexte. La réalité est construite par la narration que nous faisons des expériences que nous vivons. Nous sommes alors soumis à des effets de langage, à des idées déjà construites et souvent comprises comme des évidences, mais cependant tributaires de la culture, d’une époque, de circonstances et de nos valeurs. C’est dans cette direction du constructionnisme[2] que j’invite les patients à réfléchir. La pensée narrative consiste à déconstruire[3] -reconstruire des histoires qui ont trait à la compréhension que nous avons de nous-même, des autres et du monde social dans lequel nous vivons. Le thérapeute que je suis n’échappe pas à cette règle.
Je suis un thérapeute en action, un « narrActeur » comme j’aime à dire, c’est-à-dire non seulement le patient, mais moi-même aussi, je tente de construire avec celui qui me consulte une/ des histoire(s) entraînant à la libération, au cheminement vers une autre histoire. Je n’hésite pas à assumer le fait d’être un protagoniste qui participe par mes propositions, à la construction d’une nouvelle version des problèmes qu’on me présente, en les incluant dans une nouvelle histoire. Je suis engagé activement dans une intersubjectivité, invitant à une position réflexive, encourageant une invention ou une réinvention de l’expérience, de la vie, des relations. Dans le domaine thérapeutique, j’ai développé le concept de « NarrActeur » (Mori, 2009 ; Mori, Rouan & Pedinielli, 2009 ; Mori & Rouan, 2011) dans mon travail avec les enfants, les couples, les familles et plus largement les patients que je reçois en consultation. Dans ce concept de « NarrActeur », le patient et le thérapeute sont Auteurs/Acteurs des narrations qui se déroulent dans l’espace thérapeutique.
Les systèmes de croyances sont considérés et pensés comme des histoires que les êtres humains se narrent pour organiser et interpréter leurs expériences et leurs rencontres. Ce n’est pas la vie qui fournit des modèles mais bien les narrations et leurs intrications dans les relations. En suivant ce concept de « NarrActeur », nous pouvons questionner et revisiter les rouages des difficultés inhabituelles auxquelles un patient est confronté ».
Entre Narration, NarrAuteur et NarrActeur
Le concept de NarrActeur est un néologisme composé du mot Narration et Acteur, narrateur/narrActeur : c’est lorsque le patient cherche, à partir d’une narration, à transformer la façon de raconter l’histoire et par la même occasion, les relations qu’il entretient avec les autres. Dans la conversation thérapeutique, il est important pour ma part d’avoir une posture « décentrée et influente »[4] . Je vais occuper la position d’un non-sachant habité par la conviction que le patient dispose de ressources et que lui seul est l’expert de lui-même. En position dite « dé-centrée et influente » : « dé-centrée » signifie que ce sont les patients qui sont au centre de la conversation, moi je suis alors décentré. Cela ne signifie nullement que je sois désengagé, au contraire, mon engagement émotionnel est intense. Cela décrit ma capacité à donner la priorité aux histoires personnelles, aux savoirs et aux compétences des patients que je reçois. En ce qui concerne leurs histoires, seuls les patients ont le statut d’auteur principal. Et les savoirs, compétences, apprentissages générés dans leurs récits sont les seules choses qui comptent. « Influente » ne signifie pas que j’exercerai un pouvoir de sens et que j’imposerai ma manière de percevoir les choses.
Cette influence au contraire rend compte de la tâche difficile qui revient aux patients, qui est de construire, au moyen de questions, en contextualisant l’évènement, en faisant appel à la sensitivité de chacun et à leurs réflexions, un « échafaudage »[5] qui permettra aux patients de raconter autrement les choses et d’entrer dans des « territoires »[6] de compétences laissées à l’écart par le thérapeute et le patient lui-même.
En encourageant le patient à trouver d’autres significations aux évènements, je questionne, conjecture, me montre curieux et perplexe, je sollicite l’anecdote et le sens, je cherche le relief dans le plat, met à jour l’insolite dans le monotone. Par mon désir d’entendre le patient parler de lui-même et de ses relations comme il ne l’a jamais fait auparavant, je tisse une relation de collaboration : au centre, le patient, son savoir et son pouvoir, en soutien, le thérapeute narratif que je suis, maçon échafaudeur, construisant des marches et des passerelles afin de rendre accessibles aux patients leurs compétences.
Comme je l’ai énoncé précédemment, le contexte est fondamental dans le récit qui suivra chez le patient. En racontant l’histoire, il peut être un conteur d’un récit dont il se retrouve l’objet « spectateur » et où il passe à une histoire dans laquelle il devient le narrateur – « narrActeur » et donc portant quelque responsabilité. C’est le patient qui re-devient l’expert de son histoire et non le thérapeute qui sait quelque chose sur le patient.
Meryl, « une jeune anorexique », ou une re-négociation du problème avec «Anorexia» ?
Le besoin actuel de classer, quantifier, objectiver conduit à une démarche réductrice, celle de l’établissement de diagnostics, d’étiquetages d’où découlent des méthodes thérapeutiques spécifiques comportant d’ailleurs de plus en plus de prescription de psychotropes.
On va parfois jusqu’à détecter précocement les prémices de pathologies de l’adulte comme par exemple les troubles bipolaires. S’agit-il en fait de considérer les patients comme porteurs d’anomalies à réparer, à rectifier, ou de les considérer comme étant confrontés à des difficultés inhabituelles dans leur vie ? Effets de lecture ? Effets de langage ? Ce que nous tenons pour la réalité découle en fait de nos manières de voir et de nous raconter ce que nous percevons.
Meryl nous donne un enseignement clinique à ce titre, concernant le risque d’un étiquetage via un diagnostic d’anorexie. Elle dira lors de notre dernière conversation thérapeutique : « Avant de vous rencontrer, j’étais une anorexique, et aujourd’hui, après nos séances, je redeviens Meryl ! ».
Tout le travail thérapeutique avec Meryl a consisté dans un premier temps à « externaliser » le problème auquel elle était confrontée.
Thérapeute : Que puis-je faire pour vous, chère Meryl ?
Meryl : Je suis anorexique et j’ai besoin d’aide. J’ai été hospitalisée plus d’une fois et je n’avance pas, je ne prends pas de poids, je m’enfonce de plus en plus (pleurs)…J’ai peur, j’ai très peur !
T. : Vous avez peur de quoi ? De qui ?
M. : Et bien de l’anorexie, de cette maladie, de mourir à cause de cette chute de poids !
T. : Ah, ok j’avais compris au départ que vous étiez « anorexique » mais au fond vous avez peur de l’anorexie, ce qui est complètement différent pour moi. Vous êtes donc Meryl qui se trouve être sous l’emprise de cette maladie que l’on nomme anorexie. Donc l’anorexie est extérieure à vous ? Rassurez-moi, vous ne vous appelez pas « anomeryl ou anorexique » ?
M. : Euh, non je suis Meryl et non anorexique ou anomeryl, mais euh… c’est curieux je ne me suis jamais faite cette remarque, mais oui c’est juste, (rire).
T. : Si je vous parle en ces termes Meryl, c’est pour vous donner la possibilité de re-devenir auteure de votre histoire et actrice de votre vie. La plupart des gens pensent qu’ils sont le problème, qu’ils ont un problème en eux alors que les problèmes sont extérieurs à nous. Ils ont leur propre identité, leur propre personnalité, leur propre histoire et trajectoire. Les problèmes n’ont pas 100 % de réussite sur nous et nous pourrions même affirmer le contraire si nous étions davantage centrés sur le problème comme extérieur à nous plutôt que de vouloir en faire une histoire propre à nous, à l’intérieur de nous !
M. : Je n’avais jamais perçu les choses comme cela et je suis d’accord avec ce principe.
T. : Par exemple, dans la situation actuelle, nous pourrions nous poser la question concernant l’anorexie et se demander pourquoi elle recrute plus de filles que de garçons ? Quelle est la directive qu’elle donne aux jeunes filles qu’elle recrute ? Comment s’y prend-elle pour vous convaincre de choses négatives vous concernant ? Vous pourriez même la nommer autrement que l’anorexie. Comment la nommeriez-vous si vous avez à choisir un nom ?
M. : Ce n’est pas très original, mais je l’appellerai Anorexia car j’ai lu cela sur un forum où tout le monde est à l’écoute d’une déesse qui s’appelle Anorexia et une autre Boulemia. Mais ça me parle, Anorexia !
T. : Très bien, va pour Anorexia ! Vous voyez comment un problème comme celui-ci ne se résume pas uniquement à une question de poids et de rapport à la nourriture, il y a bien autre chose ! Que vous dit-elle, Anorexia, qui peut vous toucher, vous déstabiliser, vous perturber à ce point ?
M. : Elle me dit que je suis une grosse vache, bonne à rien, que je suis nulle et que je rate tout dans ma vie ! Que mes parents ne s’occupent pas de moi et que je suis toute seule. Que ma sœur est plus forte que moi. Que des choses comme cela…
T. : Comment faites-vous pour croire tout ce qu’Anorexia vous raconte ? N’y a-t-il pas d’autres choses qui mettent en valeur vos compétences et vos ressources ? Anorexia n’a pas toujours été là dans votre vie ?
M. : Non elle n’a pas toujours été là. Je suis capable d’avoir des amis, de réussir scolairement et de passer des moments très chouettes, mais Anorexia est très têtue et elle ne lâche jamais le morceau !
T. : Lequel de morceau, de poire, de viande ou de poisson ? Anorexia vous pique de la nourriture sous vos yeux et vous ne réagissez pas ! (rire de Meryl et de moi-même).
M. : C’est vrai ça ! Je ne dois pas me laisser faire ! En plus j’adore plein de choses que je ne mange plus parce qu’elle me pique même ces moments-là !
T. : Nous devrions penser, à re-sentir, à re-toucher, à re-voir, à réécouter avant même de re-goûter les choses que vous aimez. Qu’en pensezvous Meryl ?
M. : Oui, je pense que je dois prendre le temps, mais vous savez : je me sens mieux maintenant que je sais qu’elle n’est plus en moi. Je vais enfin pouvoir lui parler moi aussi et lui dire que je ne suis pas d’accord. Toutes ces dernières années, je pensais que c’était de ma faute, mais en fait non. Un problème se construit avec un tas de choses qui ne nous appartient pas et dépendant du contexte.
Je livre ici une infime partie de notre conversation thérapeutique. Mon intention étant de vous démontrer qu’en une séance, nous pouvons déjà nous mettre au travail : l’externalisation avec Anorexia, mais dans un second temps la prise de conscience pour re-devenir actrice de sa vie et dans un troisième temps, questionner le sens et la fonction que cela a pour Meryl de maintenir cette relation avec Anorexia et l’inviter à attribuer un autre sens et une autre fonction, comme la sensibiliser sur ces sens (l’odorat, le toucher, l’ouïe, la vue et le goût), plutôt que d’en faire une histoire qui se résume à de la nourriture !
Le rôle des thérapies narratives dans ma pratique clinique
À partir de ce témoignage, je souhaite illustrer trois approches complémentaires que j’utilise dans ma pratique clinique et dans les thérapies narratives[7] .
Dans la première, il s’agit de libérer le patient de son histoire saturée par le problème en proposant une « narration alternative ». Il est alors souvent question de contes plus ou moins extravagants, comme cela est notamment proposé avec les enfants et aussi avec les adultes, mais sous une autre forme narrative. Les chemins les plus inattendus sont ici possibles sans que les résultats soient prévisibles, (White & Epston, 2003).
Dans la deuxième, il est question de « conversations » appelées « conversations thérapeutiques », notamment lorsque nous échangeons des propos plus ou moins imprévisibles avec les patients (petits et grands), conduisant à des bifurcations imprévues, à des changements dans les raisonnements et les échanges menés à propos des problèmes, (cf. Anderson & Goolishian, 1992).
Dans la troisième, il s’agit de restituer la parole au patient afin qu’il puisse re-devenir auteur/acteur de son histoire (narrActeur) et porter donc quelque responsabilité sur la manière de donner du sens et une fonction à ses actions du quotidien. L’accent est mis sur le sens que le patient accorde aux événements et aux rencontres en lien à ses valeurs et ses intentions. Le travail thérapeutique apparait comme une construction intersubjective, relevant davantage d’un inter psychique que de l’intra psychique. Pour cette raison, cette approche est en même temps particulièrement adaptée à la thérapie familiale, (Mori & Rouan, 2011).
En définitive, la thérapie narrative cherche à libérer le patient de son histoire « saturée par le problème » et à promouvoir l’apparition d’une nouvelle histoire en instaurant une conversation, un discours, un dialogue. La thérapie devient un processus de construction sociale ouvert sur des significations nouvelles. Le changement en thérapie narrative n’est rien d’autre que le changement de signification qui découle du dialogue, de la conversation entre le patient et le thérapeute.
La « déclosion » du thérapeute narratif
Cette pratique clinique vient questionner au premier plan ce que mes collègues nomment la « neutralité bienveillante ». Souvent on me pose cette question : « Ne crains-tu pas de peser considérablement sur la relation thérapeutique en étant aussi impliqué ? ». Ma réponse tient à une question : « De quoi est faite la relation thérapeutique dans la situation clinique ? ». Je vais déplier les bases sur lesquelles reposent mes choix quotidiens concernant la technique dont celui crucial pour moi : le concept abordé par Owen Renik (2004)[8] sous le titre de déclosion[9]. J’en suis arrivé au point d’adapter cette déclosion aux thérapies narratives et donc dans ma pratique clinique et au sein de la rencontre avec les patients. Je soutiens que le thérapeute a besoin d’une plus grande liberté et de plus de conscience dans le choix quant à ce qu’il peut dire de lui-même à ses patients dans l’espace des conversations thérapeutiques. Je ne partage pas l’idée selon laquelle le travail thérapeutique se trouve facilité quand le thérapeute est capable de maintenir la position initiale de Freud, d’anonymat maximum. Il est à mon sens dangereux de nous imposer des inhibitions dans la situation clinique, par exemple en interprétant une phrase, un mot, une expression ou un geste sans questionner et restituer la parole au patient. En restant « anonyme », silencieux, le thérapeute va progressivement s’éteindre et s’effacer derrière un personnage, avec le risque de jouer un rôle – celui du thérapeute. Comme si l’Homme n’était pas le thérapeute et le thérapeute l’Homme. Comme si la personnalité du thérapeute n’existait plus derrière le costume d’une posture de principe ! Nous altérons donc la personnalité du thérapeute sous couvert d’une technique qui consiste à se taire uniquement. Lorsque nous pratiquons l’art de la thérapie depuis un certain nombre d’années, nous savons que quelle que soit la façon dont nous décidons de nous débrouiller avec nos réponses émotionnelles, cela porte à conséquences. Penser que nous pouvons minimiser, occulter notre propre construction de la réalité, nos réactions émotionnelles, nos valeurs et tout le reste relève d’une pure illusion ! La neutralité du thérapeute est une fiction, et le besoin de jouer les « neutres » peut avoir un effet contraignant et déformant sur les efforts cliniques du thérapeute. Je pense qu’il est utile pour le thérapeute de faire en sorte que son activité thérapeutique soit comprise le plus clairement possible par le patient. J’ai l’impression que la plupart des thérapeutes ont été encouragés à garder leurs intentions et suppositions pour eux-mêmes. Lorsque le thérapeute ignore la construction de sa réalité, il n’aide pas le patient à identifier et réfléchir sur ses propres constructions. En essayant de communiquer pleinement ma pensée, je suis amené à respecter le patient en tant que collaborateur. Nous retrouvons ce type de raisonnement dans l’approche systémique et narrative : en prenant ouvertement dans l’espace thérapeutique la responsabilité de sa propre construction de la réalité, le thérapeute demande et permet tout à la fois au patient d’en faire de même, il y a là circularité et co-construction entre le patient et le thérapeute. Un autre point qui me semble important, c’est que le quoi et le comment de la déclosion consistent dans la tentative de communiquer ce qu’on appelle, dans la tradition philosophique, la pensée pensée, soient les pensées du thérapeute telles qu’elles ont été pensées. Autrement dit, j’essaie de rendre la compréhension de ma participation dans un travail thérapeutique commun aussi disponible au patient qu’il est possible. Il s’agit là d’une métacommunication où j’essaie de dire et de communiquer tout ce qui, à mon idée, aidera le patient à comprendre d’où je pense et où nous essayons d’aller ensemble.
Conclusion
Les thérapies narratives ne
s’intéressent pas exclusivement au langage, nous nous intéressons également à
la « déclosion » et donc à la relation entre le thérapeute et le patient au
sein de laquelle ils évoqueraient ce qu’ils ressentent l’un envers l’autre. À
ce propos, nous invitons les thérapeutes à lire « Les secrets du miroir » de
Irvin Yalom & Ginny Elkin (2011). Je conclurai en soulignant que j’exerce
ma pratique clinique d’une telle façon qu’une dynamique s’installe dans la
construction interactive d’une narration, interactive entre le patient et
lui-même, entre lui et l’autre (le thérapeute) ou les autres (familles, amis ou
plus largement des proches voire des « témoins extérieurs »), ceci évoquant ce
qu’Édith Goldbeter-Merinfeld (2011) nomme des « pluralogues ».
Références
[1] « En analyse » (In Treatment) est une série télévisée américaine, inspirée de la série télévisée israélienne, Betipul, en 106 épisodes d’environ 22 à 28 minutes créée par Hagai Levi, qui a été diffusée entre le 28 janvier 2008 et le 7 décembre 2010 sur HBO.
[2] « Le constructionnisme social affirme que l’homme construit ses connaissances du monde et de lui-même par une entreprise active de participation à la vie de relation. Les connaissances du monde sont appréhendées comme un artefact social, situé historiquement et culturellement. Conjuguant les apports des philosophes de la « différence » (Miermont, 2001, p.192), Foucault, Deleuze, Derrida et ceux qui s’inscrivent dans le courant « post-moderne » (Lyotard, Rorty), le constructionnisme social estime que l’accès et le statut du savoir sont moins une construction individuelle qu’une production sociale. » Gergen est l’un des chefs de file du constructionnisme social.
[3] Le terme de déconstruction apparaît chez Jacques Derrida pour la première fois dans De la grammatologie (1979) sans traduire explicitement des termes heideggeriens. Derrida expliqua qu’il souhaitait « entre autres choses » proposer une traduction pour les termes allemands de Destruktion et Abbau, que Heidegger emploie dans Être et Temps. Mais Destruction ne signifie pas déconstruction (entre détruire et déconstruire, il y a une différence). La déconstruction est avant tout une pratique d’analyse textuelle que la thérapie narrative a pu reprendre à son compte. Ce concept de déconstruction propre à Jacques Derrida va donner lieu dans l’esprit de Michael White à la déconstruction de l’histoire dominante saturée par le problème. Le problème est internalisé et considéré comme identitaire, les exceptions sont parfois difficiles à mettre à jour, nécessitant de passer par une « conversation externalisante » et par une « mise en contexte » du problème afin de déconstruire l’histoire dominante et ses conclusions identitaires négatives. Le but est de déposséder ces conclusions de leur statut (culturellement construit) de vérités absolues et de faire émerger des traces des histoires alternatives. « Le problème devient le problème, ensuite c’est la
[4] Michael White, séminaire 2004 à Paris :“Dans ma position, ce n’est pas mon rôle d’interpréter. Je soutiens leur interprétation. Ce n’est pas à moi de devenir l’auteur, au contraire, je leur donne la possibilité de redevenir les auteurs de leur histoire. Je ne raconte aucune histoire mais je mets en place les conditions pour qu’ils racontent et donnent du sens, vers d’autres hypothèses. Je les soutiens pour qu’ils deviennent plus actifs, de sorte qu’ils retrouvent leur voie première (histoire subordonnée, secondaire).”
[5] Les échafaudages sont des cartes (sorte de GPS). Si la vie des gens était un immeuble on pourrait dire que lorsqu’ils viennent en consultation, ils sont coincés dans une pièce, ils n’ont pas d’escalier ni d’ascenseur pour accéder aux autres étages. Il faut alors construire des échafaudages pour bâtir des escaliers et des ascenseurs. Quand ceux-ci sont construits, on peut retirer les échafaudages et les gens demeurent libres de leurs mouvements. Michael White a tiré ce concept d’échafaudage des travaux de deux pédagogues : Lev Vygotski (la zone de proche développement) et Jérôme Bruner (l’étayage de la conscience). Il a alors modélisé cet étayage et forgé le concept d’« échafaudage ». L’échafaudage a pour vocation d’amener une personne à franchir, pas à pas, les espaces entre le territoire de ce qui lui est « familier et connu » (son expérience, le monde de l’action) et le territoire de ce qu’il lui est « possible de savoir » (le sens qu’il peut donner, le monde de la conscience).
[6] Deleuze utilise le terme de territoire et surtout de « déterritorialisation » pour désigner une échappatoire ou « ligne de fuite » hors du territoire dans lequel nous nous situons, afin d’atteindre d’autres espaces de vie qui nous offrent d’autres possibilités : « Il y a des lignes de fuite partout. Elles constituent des moyens possibles pour échapper aux forces d’oppression et de stratification. Même les strates les plus denses sont parcourues de lignes de fuite », (Deleuze & Guattari, 1972).
[7] Serge Mori, formation des thérapies narratives en 2016. Définition co-construite avec la promotion Simba : « Les thérapies narratives font partie des thérapies brèves. Elles ont été créées par Michael White et David Epston dans les années 1980. Les thérapies narratives consistent à établir des conversations entre un patient et un thérapeute et à questionner la réalité sociale, culturelle et historique du patient. Le patient et le thérapeute cherchent ensemble (co-chercheurs) au travers de ces conversations thérapeutiques, à libérer le patient du problème : le patient n’est pas le problème, le problème est extérieur à lui. Ils visent à promouvoir l’apparition d’une histoire alternative chez le patient, de façon à ce qu’il re-devienne auteuracteur de sa propre histoire. Dans les thérapies narratives nous ne soignons pas des personnes mais des histoires. »
[8] Thérapeute californien, Renik est le porte-parole principal du courant dit intersubjectif. Guy Le Gauffey, traducteur en français du texte original de Renik, choisit ici un néologisme pour traduire self-dislocure, que l’expression (apparemment plus littérale) d’ « autorévélation » rate par excès. Comme l’indique le dictionnaire américain Webster, dislocure vient de disclose (révéler), lui-même en provenance du verbe d’ancien français « déclore »
[9] Le néologisme déclosion vient donc du verbe déclore tel qu’on le trouve dans les vers si connus de Ronsard : « Mignonne, allons voir si la rose / Qui ce matin avait déclose / Sa robe de pourpre au soleil / A point perdu, cette vêprée, / Les plis de sa robe pourprée / Et son teint au vôtre pareil. » Les roses n’étaient pas seules à déclore ; le pouvaient aussi bien un champ, un jardin, un parc, des fenêtres, des tombes, tout ce qui avait été « clos ». Le verbe « déclore » étant sémantiquement réflexif (mais fort irrégulier dans sa conjugaison : ni imparfait, ni passé simple, ni imparfait du subjonctif), Guy Le Gauffey en construira son substantif comme un néologisme régulier : la déclosion. Il ira de soi qu’elle est « auto »
Références de l’article
Mori Serge, « Un thérapeute à l’écoute, à qui l’on raconte et qui raconte… Comment travaille un thérapeute narratif ? », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 2018/1 (n° 60), p. 103-114. DOI : 10.3917/ctf.060.0103. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-therapie-familiale-2018-1-page-103.htm
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/03/2018 https://doi.org/10.3917/ctf.060.0103